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À vos frigos
Dans notre premier article, nous amorcions des questionnements sur la culture alimentaire qui pouvait régir inconsciemment les règles de sélection de ce que nous mangeons. Pour illustrer – mais aussi pour découvrir autre chose, nous vous proposons aujourd’hui de vous joindre à nous pour un diner chez un ami iranien avec qui nous avons débattu des questions énoncées dans notre article précédent.
11h45, j’ai 15 minutes d’avance sur l’heure prévu lorsque j’arrive chez Ali.
À peine entrée, j’inspire profondément pour m’imprégner des odeurs qui règnent déjà dans tout l’appartement. Dictée par mon nez, je marche en direction d’Ali qui s’affaire déjà depuis un moment dans la cuisine. Ici, même la lumière blanche est adoucie par la multitude d’odeurs d’épices, de légumes et de viandes qui marinent et chatouillent mes narines.
Ali m’explique combien il est important pour lui de bien recevoir; qu’en Iran, on ne rigole pas avec les invitations : tout doit être fait pour que l’invité se sente choyé et bien reçu.
J’ai la chance d’assister à la préparation des mets… Mon amour inconditionnel pour la cuisine me pousse à observer et questionner le moindre de ses gestes, transformant le spectacle en interrogatoire poussé. J’essaye tant bien que mal de laisser la place au silence pour apprécier les couleurs, les odeurs et la danse d’Ali qui s’agite entre les marmites et le samovar.
J’ai grandi en France, où le repas était accompagné d’un morceau de pain que je considérais comme l’évolution du couteau : il aide ma fourchette à piquer les aliments et je peux le manger en suivant. Quel bonheur. Je suis un peu désarmée face au piment vert qui a remplacé ce morceau de pain. Alors je regarde Ali faire et j’imite.
Des repas interminables, des mets à n’en plus finir et des assiettes chargées de couleurs : lorsqu’on s’assoit à table en Iran, mieux vaut être prêt à y passer du temps. La culture alimentaire repose ici sur un aspect important de la temporalité : prendre son temps est nécessaire si l’on veut bien manger. C’est un aspect que j’apprécie particulièrement, peut-être un peu car il me rappelle la maison et les longs repas familiaux.
Au fil du repas, du Kachk é Kadou en entrée au Khoréch é Karafs pour le plat, Ali me raconte l’histoire de ses repas et me partage sa culture alimentaire. Je vais tenter à mon tour de vous retranscrire, du mieux que je le peux, ce qu’Ali m’a conté.
Ce qui suit n’a aucunement la prétention de présenter une image complète de la culture alimentaire iranienne, ni de proposer une solution toute faite à suivre. Ce n’est pas une prise position unilatérale ou la constitution d’un jugement sur ce qui m’a été offert de découvrir. Il s’agit plutôt d’un témoignage, avec des défauts, d’une histoire qui cherche simplement à vous faire voyager dans les bottes d’un autre et pour, peut-être, en venir à observer notre propre culture sous un nouvel angle. Après tout, comme Elizabeth Zoller le soulignait, « connaître des systèmes étrangers, c’est avoir des points de repère pour mieux comprendre le sien »[1].
De la religion dans l’alimentation
Ali est un homme très pieux. L’agnostique que je suis en reste admirative devant la profondeur et l’importance de ses croyances ancrées dans sa vie. Il m’explique donc l’impact de la religion sur son alimentation et l’influence que celle-ci a pour lui sur le gaspillage alimentaire.
« Dans la culture islamique iranienne, il est important de remercier Dieu pour ce qu’il nous offre. Lorsque nous mangeons, beaucoup d’éléments de la nature sont rassemblés pour nous donner ce petit produit alimentaire : le sol, le ciel, l’eau… Gaspiller l’aliment serait interprété comme une forme d’offense à Dieu, et donc, d’irrespect envers la nature qu’il a mise là ».
Ali considère que lorsqu’il génère du gaspillage alimentaire, « une sorte de réaction de l’univers peut se produire, conduisant ainsi à être coupé de la prospérité ». En fait, de ce que je comprends, gaspiller de la nourriture pourrait être une raison métaphysique et intangible expliquant des insatisfactions dans la vie du croyant.
Un autre aspect important de la place de la religion dans la culture alimentaire est visible lors des célébrations religieuses. En Islam chiite, et c’est aussi le cas pour la plupart des religions, ces fêtes sont célébrées autour de grandes tablées. « Le ramadan, la mort du troisième imam, le prophète… toutes ces cérémonies sont l’occasion de partager et de redistribuer la nourriture aux plus démunis. Dans les mosquées et certains lieux réservés aux cérémonies religieuses, on mange tous ensemble ».
Ces principes religieux ont imprégné la culture iranienne : la générosité de la table est largement valorisée, de l’abondance des mets au partage de ce qu’il reste.
« Il y a encore dix ans, lorsqu’on allait manger au restaurant en Iran, même si l’on était quinze à table, il y avait une personne qui payait pour tout le monde. C’est la même logique qui s’applique chez nous : lorsqu’on a beaucoup cuisiné, c’est l’occasion de partager. On prévoit plus que nécessaire, mais on donne ensuite aux voisins, aux amis qui sont venus, et lorsque c’est le cas, aux personnes qui travaillent chez nous.
En dernier recours, nous nourrissons les animaux. En Iran nous cuisinons beaucoup de riz et les oiseaux en raffolent »
Tradition et globalisation : la place du contexte économique sur l’alimentation
« Avant il y avait des raisons morales et métaphysiques qui nous conduisaient à ne pas gaspiller. C’est désormais l’économie qui produit des effets en Iran sur notre mode de consommation »
Une chose en menant une autre, nous parlons finalement du contexte socio-économique global du capitalisme et de ses répercussions sur la consommation Iranienne. Si avant la globalisation les produits étaient traditionnellement peu gaspillés, la mondialisation de l’alimentation a conduit les Iraniens à avoir accès à beaucoup de produits en grande quantité.
« Dans un premier temps, l’effet de la globalisation des marchés, et notamment du marché alimentaire mondial, nous a conduit à gaspiller davantage : nous avions beaucoup plus de choix et pour moins cher. Il y avait une forme de surprise mutuelle entre les touristes et les Iraniens : les premiers étaient déboussolés de voir les Iraniens acheter leur nourriture en quantité astronomique alors que les seconds étaient fascinés devant les étrangers qui n’achetaient qu’une pomme ou deux.
Mais la mondialisation a amené avec elle la crise économique que nous connaissons actuellement. On ne peut plus acheter comme avant. Nous sommes beaucoup plus parcimonieux. Notre pouvoir économique s’est terriblement affaibli : on consomme moins, on fait plus attention à ce que l’on a. La crise économique nous a conduits à réduire le gaspillage alimentaire de façon forcée ».
Je me dis finalement que de l’abondance à la pénurie, la valeur de nos aliments semble parfois dépendre de la rareté que nous voyons en eux.
Au cœur de la table, le partage
« Quand j’étais enfant, il était courant que ma mère me donne une assiette à amener à notre voisin : il ne l’a pas dit, mais peut-être qu’il voulait goûter à ce plat lui aussi. »
« Dans une mesure plus large, je me rappelle qu’à cette époque, tout autour de nous il y avait des constructions, quand nous avions des surplus de repas ma mère donnait tout aux ouvriers qui travaillaient et qui n’avaient pas accès à de la nourriture chaude ou un peu festive. Je n’ai jamais vu un repas terminer à la poubelle.
17h, je repars de chez Ali le ventre rempli d’amour, la tête pleine d’histoires et les bras chargés de nourriture. Le sourire jusqu’aux oreilles, je remercie à plusieurs reprises mon ami qui vient de me nourrir physiquement et culturellement. Sa dernière histoire m’interpelle : et si finalement, pour moins gaspiller, il suffisait d’apprendre à partager davantage ? En plus de nous permettre de réduire collectivement la quantité de bien que nous consommons et jetons, dans des sociétés aux relations de plus en plus dématérialisées, la culture de la générosité et du partage favorisent la création de liens sociaux… et ça fait du bien ! N’est-ce pas Aristote qui disait que « faire du bien aux autres, c’est de l’égoïsme éclairé » ?
Serait-il venu le temps d’aller sonner chez notre voisin, une assiette à la main, car peut-être avait-il envie de goûter à notre plat et ne nous l’a pas dit ? Pour reprendre Ali avec une phrase simple, puissante et faisant tout son sens : « si on pense aux autres, cela nous aide à ne pas gaspiller ».
[1] Elizabeth ZOLLER, « Qu’est ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Rev. Fr. Théorie Philos. Cult. Jurid. 2000.32.121134, p. 121
Références :
Elizabeth ZOLLER, « Qu’est ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Rev. Fr. Théorie Philos. Cult. Jurid. 2000.32.121134
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